2 Amour, politique, hybridité
Racine se réclame d’Aristote quand il met en valeur les deux émotions principales produites par la tragédie : la terreur et la pitié. Racine écrit pour un public qui s’intéresse aux débats théoriques portant sur le genre de la tragédie tout autant qu’il prend plaisir au caractère souvent spectaculaire de la représentation sur scène.
De manière explicite, Racine caractérise ces deux ‘qualités’ comme la marque de la tragédie en général, et de Phèdre en particulier. Voici donc son propre commentaire dans la préface de la pièce :
Je ne suis point étonné que ce caractère ait eu un succès si heureux du temps d’Euripide, et qu’il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu’il a toutes les qualités qu’Aristote demande dans le héros de la tragédie, et qui sont propres à exciter la compassion et la terreur.
Comme il le remarque dans la ‘Préface’, Racine s’inspire à la fois de Sénèque et d’Euripide.
C’est dans la Phaedra de Sénèque que l’héroïne fait elle-même l’aveu à Hippolyte de la passion qu’elle ressent pour lui, l’ayant déjà dévoilée à Œnone dans le premier acte.
phèdre
Tu vas ouïr le comble des horreurs.
J’aime… A ce nom fatal, je tremble, je frissonne.
J’aime…
œnone
Qui ?
phèdre
Tu connais ce fils de l’Amazone,
Ce prince si longtemps par moi-même opprimé ?
œnone
Hippolyte ! Grands Dieux !
phèdre
C’est toi qui l’as nommé !
(l. 261–64)
œnone
Madame, je cessais de vous presser de vivre ;
Déjà même au tombeau je songeais à vous suivre ;
Pour vous en détourner je n’avais plus de vois ;
Mais ce nouveau malheur vous prescrit d’autres lois.
Votre fortune change et prend une autre face :
Le Roi n’est plus. Madame, il faut prendre sa place.
Sa mort vous laisse un fils à qui vous vous devez,
Esclave s’il vous perd, et roi si vous vivez.
(l. 337–44)
aricie
Hippolyte demande à me voir en ce lieu ?
Hippolyte me cherche et veut me dire adieu ?
Ismène, dis-tu vrai ? N’es-tu point abusée ?
ismène
C’est le premier effet de la mort de Thésée.
Préparez-vous, Madame, à voir de tous côtés
Voler vers vous les cœurs par Thésée écartés.
Aricie à la fin de son sort est maîtresse,
Et bientôt à ses pieds verra toute la Grèce. (l. 367–74)
hippolyte
Du choix d’un successeur Athènes incertaine,
Parle de vous, me nomme, et le fils de la Reine.
aricie
De moi, Seigneur ?
hippolyte
Je sais, sans vouloir me flatter,
Qu’une superbe loi semble me rejeter.
La Grèce me reproche une mère étrangère.
Mais si pour concurrent je n’avais que mon frère,
Madame, j’ai sur lui de véritables droits
Que je saurais sauver du caprice des lois.
Un frein plus légitime arrête mon audace :
Je vous cède, ou plutôt je vous rends une place,
Un sceptre que jadis vos aïeux ont reçu
De ce fameux mortel que la terre a conçu. […]
Athènes dans ses murs maintenant vous rappelle.
(l. 485–501)
hippolyte
Je me suis engagé trop avant.
Je vois que la raison cède à la violence.
Puisque j’ai commencé de rompre le silence,
Madame, il faut poursuivre […]
Contre vous, contre moi, vainement je m’éprouve :
Présente je vous fuis, absente je vous trouve ;
Dans le fond des forêts votre image me suit ;
La lumière du jour, les ombres de la nuit,
Tout retrace à mes yeux les charmes que j’évite,
Tout vous livre à l’envi le rebelle Hippolyte. (l. 524-46)
hippolyte
Des droits de ses enfants une mère jalouse
Pardonne rarement au fils d’une autre épouse.
Madame, je le sais. Les soupçons importuns
Sont d’un second hymen les fruits les plus communs. […]
phèdre
Ah ! Seigneur, que le Ciel, j’ose ici l’attester,
De cette loi commune a voulu m’excepter !
Qu’un soin bien différent me trouble et me dévore !
(l. 609–17)
phèdre
Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du Dieu des morts déshonorer la couche ;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les coeurs après soi,
Tel qu’on dépeint nos Dieux, ou tel que je vous voi.
(l. 634–40)
théramène
Cependant un bruit sourd veut que le Roi respire.
On prétend que Thésée a paru dans l’Epire.
Mais moi qui l’y cherchai, Seigneur, je sais trop bien…
hippolyte
N’importe, écoutons tout, et ne négligeons rien.
Examinons ce bruit, remontons à sa source.
S’il ne mérite pas d’interrompre ma course,
Partons ; et quelque prix qu’il en puisse coûter,
Mettons le sceptre aux mains dignes de le porter.
(l. 729–36)